Toespraak/Intervention Premier au colloque EUROPE/ETATS-UNIS-20031122
Intervention de M. Guy VERHOFSTADT, Premier Ministre de Belgique, au colloque "EUROPE/ETATS-UNIS : divorce ou nouvelle alliance?"
Paris, Sorbonne, le 22 novembre 2003
Intervention de M. Guy VERHOFSTADT, Premier Ministre de Belgique, au colloque "EUROPE/ETATS-UNIS : divorce ou nouvelle alliance?" Paris, Sorbonne, le 22 novembre 2003
Monsieur le Commissaire, Cher Javier, Excellences, Mesdames et Messieurs, Je voudrais vous remercier de m'avoir donné l'occasion aujourd'hui de m'exprimer sur la relation transatlantique, un sujet qui domine l'actualité depuis en fait les attentats de New York et de Washington, il y un peu plus de deux ans. Je voudrais organiser mon intervention autour de deux concepts : l'émancipation européenne d'une part ; la complémentarité entre l'Europe et les Etats Unis d'autre part. Mesdames et Messieurs, Nous vivons actuellement, dans notre Union européenne, une période cruciale - une période caractérisée à la fois par l'unification du continent et par un processus de constitutionnalisation. L'Union des six pays fondateurs s'est progressivement élargie, aux îles britanniques, aux pays de la Méditerranée, aux pays scandinaves et maintenant aux pays de l'Europe centrale et de l'Est. Cette unification du continent n'est pas encore arrivée à son terme. Il faudra encore y associer les pays du Balkan et certainement aussi la Turquie. Et il faudra développer une relation durable avec la Russie. Mais nous pouvons dire que, le 1er mai prochain, cette unification sera consolidée. Parallèlement, l'Union achève un processus de constitutionalisation, entamé il y a douze ans à Maastricht, puis poursuivie à Amsterdam et à Nice. Ce processus a connu une remarquable accélération avec la Déclaration de Laeken et les travaux de la Convention. Il importe maintenant, avant la fin de l'année, de le consolider avec l'adoption, par la Conférence intergouvernementale, d'un véritable traité constitutionnel cohérent et ambitieux. En fait, ce qui se passe, à travers cette double évolution, c'est la fédéralisation de l'Europe. Je sais que ce mot est suspect ; c'est un mot qui fâche. Mais il n'en reste pas moins que c'est une vérité indéniable - nous assistons à l'émergence d'une Fédération européenne qui, petit à petit, couvre l'entier continent. Certes, il s'agit d'une évolution très lente, avec des progrès et des retours en arrière. Mais progressivement, les contours de cette Fédération européenne se dessinent. Nous avons progressivement élargi les compétences de notre Union. Nous avons créé un marché unique ; nous avons effacé les frontières intérieures ; nous venons de créer une Agence pour le contrôle de nos frontières extérieures. Puis, à Maastricht, nous avons créé une Banque centrale européenne et une Union économique et monétaire ; nous frappons maintenant une monnaie commune. Ensuite, nous avons commencé à définir, à Amsterdam, une politique étrangère et de sécurité commune ; nous avons maintenant un Monsieur PESC - que je salue ici en la personne de Javier Solana, qui à su octroyer une crédibilité croissante à cette politique - un Monsieur PESC qui devrait devenir un véritable Ministre des Affaires étrangères de l'Union. Nous avons commencé à créer une politique européenne de justice et de l'intérieur, avec Schengen et Europol et bientôt, je l'espère, avec un parquet européen. Puis, et c'est un débat qui fait rage actuellement, nous voulons créer une véritable défense européenne. Quelques pays ont lancé des propositions concrètes qui sont maintenant discutées, au sein des instances européennes, par les vingt-cinq Etats membres actuels et futurs. Nous venons de créer une Agence européenne de l'armement. Ensuite, il faudra installer un système de financement communautaire. C'est absolument fondamental si nous voulons éviter que l'Union européenne sombre dans un débat meurtrier entre payeurs nets et receveurs nets. Et enfin, nous sommes en train de rédiger un traité constitutionnel qui, une fois ratifié, devra évoluer vers une véritable constitution. Mesdames et Messieurs, Je vous prie de m'excuser pour ce rappel historique un peu long. Mais ce qui émerge à travers ce récit, c'est la constatation que l'Union européenne est en train de se doter de tous les instruments classiques d'un Etat fédéral. Un Etat fédéral qui, à travers le mécanisme de la subsidiarité et à travers une claire définition des compétences, respecte les Etats membres constituants. Mais un Etat fédéral quand même. Au fait, ce que nous vivons en Europe ressemble beaucoup à ce que les Etats-Unis ont vécu au 19ème siècle, lorsque les Etats constituant se sont unis ; ont développé un Etat fédéral et ont transféré de plus en plus de compétences vers cet Etat fédéral. Et pendant ce processus, l'Etat fédéral américain s'est progressivement élargi de l'Atlantique vers le Pacifique. Ce qui se passe en Europe, fondamentalement, est exactement la même chose. Les Etats membres transfèrent de plus en plus de compétences vers l'Union, qui parallèlement s'étend de l'Atlantique vers l'Oural. Ce processus, nos amis américains devraient le reconnaître. D'ailleurs, ils le reconnaissent. Il y a des auteurs et des " think tanks " aux Etats-Unis qui font exactement la même analyse et qui se posent la question cruciale, à savoir : comment les Etats-Unis doivent-ils réagir face à ce phénomène d'émancipation européenne ? Faut-il l'encourager ? Faut-il le saboter ? Faut-il le négliger ? Mesdames et Messieurs, Osons le dire : la relation transatlantique traverse actuellement une période difficile - une période de méfiance, d'incertitude et de reproches réciproques. Pourquoi ? Il y a sans doute des raisons d'ordre conjoncturel, liées à la situation politique du moment, aux politiques poursuivies. Je pense aux divergences sur le protocole de Kyoto, sur le désarmement, sur le commerce international. Mais à part ces divergences-là, qui sont très réelles, qui provoquent des tensions réelles, il y a selon moi une raison plus fondamentale qui est directement liée à l'émancipation européenne. La Fédération européenne qui émerge lentement mais sûrement, réclame sa place dans le monde. Cette Union européenne - notre Union - dont les compétences et le territoire ne cessent de s'étendre, veut avoir son mot à dire sur la scène internationale. Et cela a des conséquences immédiates pour l'ordre international qui a émergé de la seconde guerre mondiale. Un monde d'abord bipolaire ; puis, après l'effondrement du communisme, un monde unipolaire. L'émancipation européenne que nous vivons actuellement, remet en question cet ordre mondial. Et je constate, malheureusement, que cela provoque un changement fondamental dans l'attitude américaine à l'égard de l'intégration européenne. Au début de notre aventure européenne, des années cinquante jusqu'aux années quatre-vingt, les Etats-Unis ont encouragé l'intégration européenne. Washington voyait d'un bon ?il la construction d'une Europe plus forte et plus unie. Une telle Europe était un atout, un allié précieux dans l'affrontement du communisme. Puis, le communisme s'est effondré et l'émancipation européenne s'est accélérée. Et petit à petit, les milieux dirigeants américains ont modifié leur attitude vis-à-vis de l'Europe. Nous l'avons vécu une première fois avec la création de l'Euro. Nombre de dirigeants, d'intellectuels et d'économistes américains y ont vu un possible concurrent pour le dollar tout-puissant. Mais les administrations des Présidents Bush et Clinton ont longtemps cru que l'Euro ne se ferait pas. Elles se sont trompées. Mesdames et Messieurs, Nous vivons actuellement la même chose avec l'émergence d'une véritable défense européenne. La méfiance, voire même l'hostilité, outre-atlantique est manifeste. Quel contraste, encore, avec les années quatre-vingt. A cette époque-là, le discours dominant à Washington concernait le partage du fardeau. Les Européens devaient faire plus en matière de défense, permettant aux Etats-Unis de lâcher un peu du lest. Aujourd'hui, ce discours a complètement changé. Les initiatives européennes en la matière sont vues comme une tentative de saper l'Alliance atlantique et la relation transatlantique. Permettez-moi de réfuter catégoriquement cette analyse. Le développement d'une véritable Europe de la défense ne minera pas l'Alliance atlantique. Au contraire ! Cette Europe de la défense permettra de développer un pilier européen fort au sein de l'Alliance. Cette Europe de la défense ne divisera par l'OTAN. Au contraire ! Elle la complètera. En effet, tant qu'il n'y aura pas de pilier européen au sein de l'OTAN, la solidarité au sein de l'Alliance risque de disparaître de par son déséquilibre. C'est en suivant cette voie que l'on pourra enfin développer un pilier européen au sein de l'OTAN, qui pourra rééquilibrer l'Alliance et lui insuffler un nouveau dynamisme. C'est en suivant cette voie qu'un nouvel atlantisme et une nouvelle relation transatlantique pourront émerger. Mesdames et Messieurs, Le changement dérange ; il fait souvent peur. Parce que le changement nous oblige de revoir nos analyses; il nous force de modifier nos attitudes. Je comprends donc que l'émancipation européenne, avec sa constitutionalisation et sa volonté d'avoir sa propre place sur la scène mondiale, provoque des hésitations et même du rejet du côté outre-atlantique. Mais ces hésitations et ce rejet ne sont pas fondés. J'en appelle aux milieux dirigeants américains de renouer avec leur politique d'antan vis-à-vis de l'intégration européenne. Une politique de compréhension, de confiance et d'encouragement. Car l'émergence d'une Europe unie et forte, une Europe qui partage les même valeurs que les Etats-Unis, une Europe dotée des moyens pour défendre ces valeurs de par le monde, restera un allié précieux des Etats-Unis.