14 juin 2022 01:00

Les licences obligatoires sont-elles une solution contre les prix élevés des médicaments ?

Partout dans le monde, les prix croissants des médicaments innovants exercent une pression difficilement supportable sur les systèmes de santé. L’avenir suscite des inquiétudes plus fortes encore, car la médecine va vers des traitements de plus en plus personnalisés, et donc vers des médicaments de plus en plus complexes…et onéreux.

L’octroi de licences obligatoires par les autorités publiques est parfois évoqué comme une solution afin de pouvoir fabriquer et mettre sur le marché des versions meilleur marché de médicaments onéreux. La Commission de la Santé et de l'Égalité des chances de la Chambre a demandé au Centre fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) d'évaluer dans quelle mesure cet instrument pourrait être mis en oeuvre chez nous.

Il ressort de l’étude, menée en étroite collaboration avec des équipes coordonnées par l’Universiteit Antwerpen et la KULeuven, que les licences obligatoires sont un mécanisme qui permet de pondérer la protection étendue conférée par les brevets lorsque celle-ci semble déséquilibrée. Elles ne peuvent toutefois être utilisées que dans des circonstances exceptionnelles, et comme un outil parmi d’autres pour tenter de préserver un prix abordable pour les médicaments. Chaque situation doit donc être envisagée au cas par cas. Les chercheurs considèrent également qu’il est nécessaire de se coordonner avec d’autres pays européens.

Brevets et licences obligatoires

Un brevet confère à son détenteur le droit d’interdire à toute autre personne de copier ou d’exploiter l’invention brevetée pendant 20 ans. Cette exclusivité est essentiellement destinée à stimuler l’innovation et à compenser les coûts de recherche et développement du produit. Mais le système des brevets peut favoriser des positions de marché très fortes qui, dans le secteur pharmaceutique, permettent aux firmes détentrices de demander des prix très élevés pour leurs médicaments. Une fois le brevet expiré, il devient possible pour d’autres firmes de produire des versions génériques du médicament et de les vendre à un prix plus bas.

La protection conférée par les brevets n’est cependant pas illimitée ; il est notamment possible pour les autorités publiques, sous certaines conditions, d’autoriser la fabrication d’un produit sous brevet par un tiers, avant l’expiration de ce brevet et sans le consentement de son titulaire. C’est ce que l’on appelle une « licence obligatoire ». Un pays peut par exemple y avoir recours en raison d’une situation d’urgence nationale. Le titulaire du brevet reçoit alors une rémunération « raisonnable » à titre de compensation. Les licences obligatoires sont autorisées sous certaines conditions par le droit international, européen et national des brevets.

Est-ce un outil pour la Belgique ?

La Commission de la Santé et de l'Égalité des chances de la Chambre a demandé au Centre fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) d'évaluer dans quelle mesure cet instrument juridique pourrait être mis en oeuvre chez nous. Il est important de préciser que cette demande avait été introduite avant la crise du COVID-19 et que l’étude ne porte pas sur les situations de crise, mais sur l’utilisation plus large des licences obligatoires comme solution face aux prix considérables de certains médicaments.

Une autre précision préalable est qu’à ce jour, dans le monde, le recours aux licences obligatoires pour des médicaments a surtout été le fait de pays en voie de développement ou à faible revenu. Il n’existe que quelques rares exemples de licences obligatoires octroyées dans des pays à revenu élevé, et il ne s’agissait pas, en général, de réagir face à des prix jugés trop hauts, mais plutôt de répondre à une indisponibilité de certains médicaments.

Une solution qui comporte de nombreux obstacles

Le système des brevets coexiste avec d’autres mécanismes de protection qui peuvent interférer avec les licences obligatoires et les rendre inopérantes. Ainsi, les règles d’exclusivité des données interdisent à une autre entreprise – par exemple un fabricant de génériques – d’utiliser (pendant 8 ans) les données pharmaceutiques démontrant l’efficacité et la sécurité du médicament de référence. Or ces données, issues d’essais cliniques longs et onéreux, sont indispensables pour recevoir l’autorisation de mise sur le marché du produit. Le fabricant de génériques devrait donc également mener ses propres essais cliniques pour commercialiser le produit, mais cela serait très coûteux. Les règles d'exclusivité sont donc un obstacle important à l'efficacité d'une licence obligatoire.

Il en va de même pour la transmission du savoir-faire développé par la firme détentrice du brevet, qui fait souvent partie des « secrets commerciaux ». Or les licences obligatoires – qui ne concernent que les brevets – ne donnent pas accès à ce savoir-faire, ce qui peut considérablement compliquer la tâche d’un fabricant de génériques, surtout quand il s’agit de médicaments complexes (biologiques par exemple). D’autres défis potentiels, d’ordre plus pratique, sont la capacité de production des entreprises locales et l’accès aux matières premières nécessaires, pour ne donner que ces deux exemples.

Tous ces éléments mènent les auteurs de l’étude à une première conclusion qui est que les licences obligatoires pour les médicaments onéreux ne peuvent avoir d’effet que si l’on tient compte de l’ensemble de ces obstacles potentiels.

Un risque de déséquilibrer « l’écosystème pharmaceutique »

La littérature économique relève que l’utilisation des licences obligatoires pourrait en théorie perturber « l’écosystème » du développement pharmaceutique. Or la Belgique est connue dans le paysage pharmaceutique mondial pour son expertise technologique et clinique de haut niveau et pour les nombreuses entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques nationales et internationales qu’elle accueille sur son territoire.

Il faut donc tenir compte du fait qu’une perturbation des mécanismes de protection des médicaments pourrait engendrer des conséquences négatives pour l’équilibre économique et politique de notre pays, notamment en termes d’investissement dans la recherche et développement, d’accès de la population aux études cliniques locales, de capacité de production, d’emploi, de renforcement des connaissances et des compétences, de compétitivité et de relations commerciales internationales.

Un outil parmi d’autres

De ce qui précède, il ressort que l’utilisation des licences obligatoires n’est certainement pas une stratégie à mettre en oeuvre sans une réflexion approfondie sur les conséquences potentielles, mais plutôt un mécanisme spécifique à envisager au cas par cas et à n’utiliser que de manière exceptionnelle. Les chercheurs insistent pour rappeler que les licences obligatoires ne sont qu’un instrument parmi d’autres pour maitriser les prix des médicaments et que c’est ainsi qu’elles doivent être utilisées, c’est-à-dire comme l’un des outils d’une boîte à outils plus fournie. D’autres mécanismes possibles sont par exemple s’assurer que les médicament développés grâce à des fonds publics restent financièrement accessibles, ou encore promouvoir la fabrication de certains médicaments dans les pharmacies hospitalières.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le cadre légal belge doit être optimalisé afin de faire des licences obligatoires un outil réellement utilisable. L’étude propose quelques pistes techniques pour cela, comme par exemple l’octroi d’un droit d’initiative aux autorités, ou la mobilisation du droit de la concurrence.

Ne pas se lancer tout seuls

Pour s'attaquer au problème des médicaments très chers, le KCE a déjà recommandé, dans plusieurs de ses rapports, l'élaboration d'une politique transparente, solide et cohérente en matière de prix et de remboursement des médicaments, et ce de façon coordonnée avec les autres pays de l'Union européenne.

Ce nouveau rapport du KCE porte sur une approche différente mais complémentaire du problème. Un éventuel recours aux licences obligatoires devrait lui aussi, idéalement, se faire en coordination avec d’autres pays de l’Union européenne. Une première étape pourrait être de trouver une méthode consensuelle pour déterminer ce que l’on entend par un « prix excessif » ou une « rémunération raisonnable » pour le titulaire du brevet lorsqu’une licence obligatoire est accordée à un autre fabricant.

Bref, la délivrance de licences obligatoires est un instrument intéressant mais à utiliser avec parcimonie, si l’on veut atteindre le résultat escompté, à savoir garantir l’accès durable à des médicaments performants pour les patients qui en ont besoin.