Planifier l’offre de médecins en Belgique : modélisation mathématique ou décision stratégique ?
Le modèle mathématique de projection des effectifs médicaux utilisé par la Commission de planification de l’offre médicale a été analysé par le Centre fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) et soumis à une évaluation critique par les différentes parties prenantes (stakeholders). Il en ressort que le modèle est techniquement assez performant – un des meilleurs d’Europe – mais qu’il tirerait avantage à être mieux articulé avec les évolutions sociétales et les orientations politiques.
Il a beaucoup été question ces derniers mois du modèle mathématique de projection des effectifs médicaux utilisé par la Commission de planification de l’offre médicale. C’est en effet ce modèle qui sert à projeter et à planifier l’offre de médecins pour les 25 prochaines années. Ce modèle est considéré au niveau européen comme l’un des plus complets et performants, notamment parce qu’il intègre de très nombreuses variables et qu’il teste plusieurs hypothèses d’évolution, ce qui offre des projections très nuancées.
La Cellule de planification des professions de santé (SPF Santé Publique) avait déjà sollicité le KCE pour une première évaluation de ce modèle en 2008 (Rapport KCE 72). Près de 10 ans plus tard, elle a à nouveau demandé au KCE de poser un regard critique extérieur sur l’outil utilisé et de suggérer des pistes d’amélioration.
Un modèle déjà très performant
Entre ces deux études, de nombreuses améliorations ont déjà été apportées au modèle et aux données dont il se nourrit. La principale avancée est obtenue grâce au couplage des données « PlanCAD » c’est-à-dire un couplage de données (anonymisées) entre le cadastre du SPF Santé Publique recensant les médecins diplômés et en ordre d’exercice en Belgique (données statiques) avec la base de données de l’INAMI (qui donne un aperçu du degré d’activité via les remboursements d’activités médicales), ainsi qu’avec le Datawarehouse marché du travail et protection sociale (qui fournit des données variées telles que le lieu de pratique, le statut social – salarié ou indépendant – etc.).
Ce couplage permet désormais de connaître le nombre de médecins actifs en Belgique et d’estimer avec davantage de précision l’évolution et la répartition de leurs activités (hôpitaux, soins ambulatoires…) ainsi que leur distribution sur le territoire. Grâce à cela, la Cellule de planification peut tester des scénarios pour l’avenir, en y intégrant des caractéristiques telles que l’âge des médecins, leur sexe, leur nationalité, le pays d’origine du diplôme, et ce pour toutes les spécialités médicales curatives.
L’étude publiée aujourd’hui s’inscrit dans la continuité de ce travail d’évaluation et d’affinement du modèle. Elle consistait – pour le dire simplement – à recueillir les avis et critiques des différentes parties prenantes (stakeholders) au sujet du modèle actuel et à formuler des recommandations utiles pour la planification des professionnels de la santé. En effet, les défis démographiques, sociétaux et épidémiologiques qui se profilent sont nombreux et le nombre de médecins à former pour y faire face est un élément-clé de la réponse à y apporter.
Affiner la définition de l’offre
Parmi les principales suggestions formulées, on note que le modèle gagnerait à pouvoir être alimenté en continu sans devoir solliciter chaque fois une autorisation de couplage et d’analyse des données. En effet, ces autorisations prennent du temps et retardent le processus. Afin de refléter au mieux l’évolution des réalités sur le terrain, il a donc été demandé que les données-sources utilisées pour le PlanCAD soient les plus récentes possibles et que le couplage soit plus fréquemment effectué (tous les ans de préférence).
Il ressort également des consultations que la finesse de la répartition territoriale pourrait être améliorée. Une augmentation du degré de détail (granularité) des relevés serait souhaitable afin d’estimer plus précisément les densités médicales sur le territoire. En effet, au sein d’une même région ou province, les communes vivent parfois des réalités très différentes. Il serait également nécessaire de distinguer le lieu de domicile du médecin de son lieu de pratique, ce qui n’est pas le cas à l’heure actuelle.
Introduire plus de nuances dans l’estimation de l’activité des médecins
La plupart des médecins ont un statut d’indépendant ; ils n’ont donc pas de contrat de travail précisant, par exemple, le nombre d’heures qu’ils prestent. Les données de l’INAMI permettent d’extrapoler à quel niveau d’activités correspondrait un « équivalent temps plein de médecin », mais cette estimation se base sur une pratique médiane observée dans la tranche d’âge 45-54 ans, prise comme référence, ce qui ne constitue pas un reflet suffisamment nuancé du temps de travail réel des professionnels. Cette approche ne prend notamment pas en compte les nouveaux modes d’organisation de travail comme les cabinets de groupe. Rien ne prouve non plus que cette référence représente vraiment une activité optimale, à laquelle l’activité des autres médecins puisse être comparée. Par exemple, elle peut refléter une sur-sollicitation de certains médecins, ou une production élevée d’actes médicaux non justifiés. Elle occulte également d’importantes variations en fonction des caractéristiques de la population prise en charge (urbaine ou rurale, milieux défavorisés, patients âgés ou chroniques, etc.). De l’avis des stakeholders interrogés, ce manque de nuances dans l’estimation de l’activité des médecins constitue une pierre d’achoppement importante.
Mieux cerner la demande future en soins
Le modèle mathématique a pour objectif de projeter l’offre de médecins nécessaire pour répondre à la demande future. Il est donc essentiel de pouvoir cerner cette demande, mais c’est une tâche extrêmement complexe. Le modèle tente actuellement de l’approcher sur la base de la consommation de soins passée, mais cette approche présente plusieurs limites. Notamment, elle ne tient pas compte des soins qui n’ont pas été consommés, par exemple parce que le patient les a reportés pour des raisons financières ou d’accessibilité…ou parce qu’il n’y avait pas, en temps opportun, de médecin disponible pour une consultation. Car, ne l’oublions pas, la réponse à la demande est directement liée à la rareté ou à l’abondance de l’offre.
Tester des scénarios alternatifs
Le modèle dynamique permet également de tester des scénarios en formulant des hypothèses sur les évolutions sociétales à venir. Ainsi par exemple, à côté d’un scénario « de base » (politique et pratiques professionnelles telles qu’aujourd’hui), on peut proposer d’autres scénarios comportant d’autres choix politiques ou des changements de pratiques professionnelles. On peut alors observer dans quelle mesure cela influencerait le nombre de praticiens nécessaires.
Actuellement, ces scénarios alternatifs sont basés sur des observations historiques. Il serait bien plus intéressant d’y injecter des tendances en évolution rapide, comme par exemple l’intensification de la mobilité européenne des étudiants et des professionnels, ou les glissements d’activité d’un groupe professionnel vers un autre, comme par exemple le suivi de la grossesse par des sages-femmes plutôt que par des gynécologues. Ou encore des évolutions de la demande liées au vieillissement de la population et à la migration de populations ayant des problèmes de santé différents, etc.
Les stakeholders recommandent donc de dynamiser le modèle en y intégrant plus systématiquement ces évolutions. Sur ce plan, l'expérience d'autres pays comme l'Angleterre et les Pays-Bas, peut servir de source d'inspiration. Notons que dans ces pays, les moyens humains mis à la disposition des organes en charge de la planification sont beaucoup plus importants que chez nous, ce qui atteste d’une certaine ambition.
Un modèle techniquement performant, mais dans quel but ?
Dans l’absolu, il n’existe pas ‘un’ nombre idéal de médecins à atteindre. Les besoins en médecins dépendent de décisions politiques et sociétales (quelles ressources veut-on engager pour les soins de santé ? Comment veut-on organiser et financer le système de soins de santé ?). Même si le modèle de projection belge est considéré comme assez performant sur le plan technique, les stakeholders remettent en question les objectifs poursuivis.
Les projections mathématiques ne devraient pas avoir pour but ultime de livrer des estimations quantitatives exactes, mais bien de définir ou prédire des tendances actuelles et émergentes afin de permettre aux décideurs politiques de les anticiper. Le recours à des méthodes scientifiques pour en déduire les effectifs de prestataires de soins dont une population donnée a besoin n’a de sens que si les objectifs de santé à atteindre sont explicites, si l’on se donne les moyens de les atteindre, et si les avis scientifiques sont effectivement suivis par les décideurs politiques.
Faute de quoi c’est la finalité-même de ces projections qui est remise en question : y a-t-il encore un sens à essayer de planifier de manière aussi stricte à l’intérieur de nos frontières, dans un monde aussi ouvert et mobile que celui de l’Union européenne ? Veiller à une offre suffisante, mais non-pléthorique, adéquatement répartie sur l’ensemble du territoire et dans les différents secteurs d’activités, voilà le défi que notre société devrait parvenir à relever.